mercredi 12 novembre 2008

Bridgestone, le prix de l'exclusivité.




« No comment ». La réaction est symptomatique de l’état d’esprit dans lequel se trouvent certaines des personnes qui travaillent pour Bridgestone dans les différentes disciplines où le manufacturier de pneus Japonais est engagé. Cette réponse, je l’ai entendue plus d’une fois. Il faut dire que je l’ai cherché. Parfois, car j’ai attaqué frontalement, à froid, avec la question qui tue; d’autres fois, en arrivant en douce, avec d’infinies précautions, pour ne pas effaroucher mes interlocuteurs.

« No comment », c’est la réponse qui fuse souvent lorsque vous demandez, dictaphone allumé, à quelqu’un de chez Bridgestone si le fait d’être l’unique manufacturier engagé dans la discipline est une bonne chose. La raison pour laquelle je dis qu’il s’agit d’une attitude symptomatique vient du fait que mes interlocuteurs ne cherchent pas à me proposer une réponse politiquement correcte, un discours d’entreprise, targuant les multiples avantages qu’il y a à ne pas avoir de concurrence. « No comment », c’est une façon de ne pas écorcher leur employeur, mais de montrer qu’en tant qu’individus, un détachement s’effectue. Il ne s’agit pas réellement d’un malaise, car le sujet n’est pas totalement tabou, et certaines personnes, malgré le logo Bridgestone de leur polo, parlent très librement de la situation; mais les regrets et la nostalgie des rivaux est réellement tangible. « Nous avons gagné 15 des 18 courses, et fait 12 poles en MotoGP cette saison », me disait quelqu’un de chez Bridgestone à Valencia, « et ce n’est pas bon. Nous dominons trop, il n’existe plus de compétition suffisamment serrée, et si cela est satisfaisant dans le sens où ça veut dire que nous avons fait un meilleur travail que nos concurrents, les gens considèrent désormais comme acquis le fait que nous allons gagner, et l’on ne parle plus d’une victoire Bridgestone : c’est devenu routinier ».


Rendez-vous compte. Des millions d’euros dépensés en ressources technologiques et humaines pour développer ce qui se fait de plus performant dans une situation donnée (un championnat), avec pour but de gagner; et cette situation paradoxale qu’une fois cet objectif atteint, l’euphorie retombe comme un soufflé dès lors que vous avez fait un « trop bon travail ». On connaît le phénomène : chutes d’audience télévisée sous l’ère d’ultra domination de Schumacher en F1, accélération de l’introduction d’un nouveau barème de points par la FIA en F1 et en WRC pour retarder les sacres anticipés du Kaiser et de Sébastien Loeb. Mais de là à regretter son propre succès, cette quête effrénée menée pendant des mois de travail acharné…

C’est cependant parfaitement compréhensible. En F1, comme en GP2, Bridgestone est le seul manufacturier de pneus impliqué. La raison, dans le cas de la F1, c’est que la FIA, pour réduire les coûts, et arguant sur la sécurité, a décidé d’imposer le manufacturier unique. Pas de concurrence = pas de course au développement = économies. Pourquoi pas, me direz-vous, dans la mesure où motoristes, aérodynamiciens et autre ingénieurs ont désormais la part belle pour apporter les centièmes de secondes qui font la différence. Michelin a refusé de postuler pour être le manufacturier unique, la direction de la firme française ayant pour philosophie de ne prendre part à la compétition qu’à condition qu’il y ait…compétition! La situation convenait à l’époque à Bridgestone, qui vit là l’occasion de manger le gros gâteau seul. Sans anticiper l’indigestion.

Dans le cas du GP2, on peut trouver une raison sportive logique, dans la lignée de la philosophie générale de la série. Faisant la part belle au pilotage, et ayant pour but d’élever les jeunes talents au stade de la F1, le matériel de base de chaque équipe est le même : châssis (Dallara), moteur (Renault), et bien entendu, pneus (Bridgestone).

Cette saison 2008 de MotoGP était la dernière lors de laquelle une compétition entre manufacturiers de pneus était au menu. Sur les grands camions jaune et bleu Michelin, Bibendum, main tendue vers le ciel, semblait dire bye-bye. Comme en F1, Michelin ne s’est pas porté candidat à la fourniture en pneumatiques de l’ensemble du plateau. C’est à ce moment là que Bridgestone s’est retrouvé comme qui dirait au pied du mur.



Le choix de Bridgestone d’être l’unique manufacturier en F1 fut le résultat d’une démarche marketing agressive lancée par le fournisseur Nippon. La visibilité de la discipline reine du sport auto, était, selon la direction, un argument en soi bien suffisant pour justifier la présence en F1. Jusqu’à présent, la marque avait énormément gagné de sa présence en F1, mais probablement sous-estimé le fait que son succès populaire était grandement dû au fait qu’elle avait développé un partenariat technique quasi-exclusif avec la Scuderia Ferrari, ultra dominatrice dans la première moitié des années 2000. Tout ce que touchait Ferrari se transformait en or, et les retombées de Bridgestone en matière de prestige et de contribution au succès de Ferrari furent phénoménales.

Ainsi, promouvoir la marque de pneus dans le monde entier en se targuant d’être le fournisseur officiel en pneus du pinacle du sport auto (non seulement de Ferrari, mais de toute la F1); voilà qui semblait pour le moins solide, et un bon retour sur investissement. Mais rapidement, Bridgestone comprit qu’en l’absence d’un rival acharné comme Michelin pour leur voler les lauriers ponctuellement et faire écrire à la presse des kilomètres sur la guerre technologique que se livraient les rivaux pour procurer un avantage à leurs équipes respectives, leur présence devenait de plus en plus considérée comme secondaire; la lumière revenant de nouveau aux motoristes et constructeurs. Tout le monde étant chaussé de Bridgestone, le soucis devint de savoir laquelle des équipes faisait le meilleur travail en soufflerie, et non plus de savoir qui de Bridgestone ou Michelin avait le meilleur savoir-faire technologique.


La politique de communication de la marque dut ainsi évoluer, pour continuer à faire régulièrement l’actualité. Bridgestone n’est pas étranger à l’introduction du pneu slick en 2009. En l’absence de phénomène grandement médiatisé comme une concurrence exacerbée, il faut faire parler des pneus d’une autre façon. On a ainsi vu cette saison de nombreuses opérations promotionnelles organisées par le manufacturier.

La campagne Make Roads Safe, prônant des gestes simples à l’intention des usagers de véhicules routiers sur les dispositions à prendre avant de rouler (comme vérifier la pression des pneus); différents programmes de promotion de jeunes talents dans le milieu de l’automobile, comme les Interior Motive Awards ou le concours GP2 Bridgestone e-reporter, dont je fus le lauréat 2008, et qui a très grandement contribué à lancer ma carrière dans le journalisme en sport automobile. On peut aussi parler des célébrations de Valencia, mettant l’accent sur le 200ème GP disputé par le manufacturier (203ème, en réalité selon les statisticiens attentifs), ou encore la « campagne » éco-friendly lancée lors du GP du Japon avec des pneus aux rainures peintes en vert (Make Cars Green). Tout ceci, avec l’espoir de faire un maximum de presse, et de ne pas faire oublier au quidam que les F1 roulent en Bridgestone. On ne parle plus de compétition, mais de marketing pur et dur. Bridgestone est contraint de se créer, de plus en plus, une actualité, afin de subsister dans l’univers médiatique de la presse spécialisée.




Ainsi, pour en revenir au MotoGP, on m’a confié off-record que l’on n’était pas réellement emballés, chez les Japonais, de devenir également manufacturier unique en 2009. Michelin s’enfuyant à grandes enjambées, et Dunlop faisant la sourde oreille, il devint clair que Bridgestone serait contraint de poursuivre dans cette démarche d’exclusivité dans une discipline supplémentaire. Difficile, dès lors, de communiquer sur les innovations technologiques développées au top du sport moto qui se retrouveront ensuite sur votre moto, puisque le développement se trouvera, précisément, gelé, en l’absence de concurrence. Nivellement de la performance -régression, diront certains-, et une question qui se pose de nouveau : comment faire parler de la marque, puisqu’ils gagneront toutes les courses, et les championnats à venir…par défaut. Le pire, cette fois-ci, étant que Bridgestone sait dans quel pétrin ils s’engagent, ayant l’expérience de plusieurs saisons en F1 comme manufacturier unique.


Personne n’est dupe, cependant, et le « no comment » reflète le degré de déception des puristes passionnés que sont les gens qui travaillent pour le manufacturier, à quelque échelon que ce soit. Certains n’hésitent pas à carrément regretter ouvertement la concurrence. Le boulot est bien plus excitant, plus « challenging » et passionnant, lorsqu’il faut faire mieux que les voisins. Etre réduit au rang de « on tient pour acquis que vous nous fournissiez des pneus pas trop mauvais, mais peu importe s’ils sont au top du top puisque les gars du garage d’à-côté auront les mêmes », on comprendra que ça passe difficilement lorsque l‘on est ingénieur, et ici pour produire le must du must en matière de technologie. Ainsi, aussi paradoxal que cela puisse paraître, Bridgestone, avec cette politique du manufacturier unique, est prisonnier de sa propre exclusivité. En admettant que la firme pense quitter les disciplines qu’elle fournit, cela lui est pour ainsi dire impossible, du fait de l’absolue nécessité pour lesdites disciplines d’être équipées en pneus. On se retrouve dans une situation où la prochaine grande pression politique menée par Bridgestone auprès des organisateurs des séries pourrait ne pas être de dire « stop! », ou « changeons telle ou telle caractéristique du pneu », mais bien « ramenez-nous un rival! ».

Et une fois ce rival revenu, il faudra prendre garde à ne pas le battre à (trop) plates coutures!

2 commentaires:

  1. Bonjour Guillaume, pardon pour le retard mais j'ai toujours quelques soucis avec ma connexion... Bravo pour ce blog qui figure ddéjà dans mes favoris.

    Bonne continuation Jean (dit le Full)

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  2. Je sens que je vais revenir régulièrement.

    Question intéressante sur l'intérêt a terme d'être manufacturier unique...moins de retombées, et anonymat relatif qui s'en suit....

    Des infos sur les contrats avec la FIA et la Dorna quand au montant (s'il y'a ) et a la durée de ceux-ci ?

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